Le tramadol est souvent présenté comme un analgésique plus doux que la morphine ou l’oxycodone. Mais derrière cette image de sécurité se cache un risque méconnu : le syndrome sérotoninergique. Contrairement aux autres opioïdes, le tramadol n’agit pas seulement sur les récepteurs opioïdes. Il perturbe aussi les niveaux de sérotonine dans le cerveau - un effet qui peut devenir dangereux, voire mortel, lorsqu’il est combiné à certains médicaments ou même pris seul.
Comment le tramadol diffère des autres opioïdes
La plupart des opioïdes, comme la morphine, le fentanyl ou l’hydrocodone, fonctionnent principalement en se liant aux récepteurs μ-opioïdes dans le système nerveux central. Leur but : réduire la perception de la douleur. Le tramadol, lui, fait deux choses à la fois. Il agit sur ces mêmes récepteurs - mais très faiblement, environ 6 000 fois moins que la morphine. Et en parallèle, il bloque la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline. C’est ce double mécanisme qui le rend unique, mais aussi plus risqué.La sérotonine est un neurotransmetteur impliqué dans l’humeur, la douleur, la température corporelle et la contraction musculaire. Quand son niveau monte trop vite, le cerveau ne sait plus gérer les signaux. C’est là que commence le syndrome sérotoninergique. Et contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas seulement un problème de surdose. Des cas ont été documentés avec seulement deux comprimés de 50 mg de tramadol, pris seul.
Le syndrome sérotoninergique : ce que vous devez reconnaître
Ce syndrome n’est pas une simple gêne. C’est une urgence médicale. Les symptômes apparaissent souvent en quelques heures, parfois moins. Les signes les plus fréquents sont :- Agitation, confusion ou hallucinations
- Fréquence cardiaque élevée (plus de 120 battements/minute)
- Pression artérielle élevée
- Température corporelle supérieure à 38,5 °C
- Sueurs abondantes
- Contractions musculaires involontaires (clonus) - surtout au niveau des chevilles
- Rigidité musculaire, surtout au tronc
- Reflexes exagérés
Un cas documenté en 2013 décrit un homme de 35 ans qui a développé une température de 41,2 °C, une pression artérielle de 210/110 et un pouls de 142 après avoir pris du tramadol avec de la fluoxétine. Il a été hospitalisé en soins intensifs pendant 72 heures. Un autre cas, publié en 2009, concerne une femme de 63 ans qui a eu les mêmes symptômes en prenant simplement 100 mg de tramadol deux fois par jour - sans aucun autre médicament.
Les médicaments qui augmentent le risque
Le plus grand danger vient des combinaisons. Le tramadol ne doit jamais être pris avec :- Les ISRS (fluoxétine, sertraline, citalopram, etc.)
- Les ISNRI (venlafaxine, duloxétine)
- Les IMAO (phénylhydrazine, selegiline)
- Les triptans (sumatriptan, rizatriptan) - utilisés pour les migraines
- Le lithium
- Le dextrométhorphane - présent dans certains sirops contre la toux
Une étude sur 187 000 patients âgés publiée dans JAMA Internal Medicine en 2015 a montré que combiner tramadol et ISRS multipliait par 3,6 le risque de syndrome sérotoninergique. Même si vous prenez une dose « normale » de tramadol, votre corps peut ne pas le métaboliser correctement. Environ 7 % des Blancs sont des « métaboliseurs lents » du CYP2D6, une enzyme clé pour décomposer le tramadol. Chez eux, la substance active (le (+)-tramadol) s’accumule, augmentant encore le risque.
Pourquoi les autres opioïdes ne causent pas ça
La morphine, l’oxycodone, le fentanyl - ces médicaments n’ont presque aucune activité sur la sérotonine. Ils n’empêchent pas sa recapture. Ils n’induisent pas sa libération. C’est pourquoi les cas de syndrome sérotoninergique avec ces opioïdes sont extrêmement rares, voire inexistant en thérapie normale. Le tramadol est l’exception. Il est le seul opioïde couramment prescrit qui agit comme un inhibiteur de la recapture de la sérotonine, comme un antidépresseur. C’est pour cela que l’American Geriatrics Society l’a classé comme « potentiellement inapproprié » chez les personnes âgées depuis 2019.Comment diagnostiquer le syndrome sérotoninergique
Les médecins ne se basent pas sur une seule analyse de sang. Ils utilisent les critères de Hunter, validés sur plus de 1 200 patients. Pour confirmer le diagnostic, il faut au moins un des éléments suivants :- Clonus spontané
- Clonus provoqué + agitation ou sueurs
- Clonus oculaire + agitation ou sueurs
- Tremblements + réflexes hyperactifs
- Rigidité + température >38 °C + clonus oculaire ou provoqué
La sensibilité de ces critères est de 84 %, et la spécificité de 97 %. Cela signifie qu’ils sont très fiables. Beaucoup de cas sont mal diagnostiqués - certains pensent que c’est une infection, une intoxication ou même une crise épileptique. Une étude en 2021 estime que seulement 28 % des cas sont correctement identifiés à l’hôpital.
Que faire en cas de crise
Si vous ou quelqu’un d’autre présente ces symptômes après avoir pris du tramadol, arrêtez immédiatement le médicament. Appelez les secours. Ne cherchez pas à « attendre que ça passe ».Le traitement d’urgence repose sur trois piliers :
- Arrêt du tramadol et de tout autre médicament sérotoninergique
- Administration de cyprohéptadine - un antihistaminique qui bloque les récepteurs de la sérotonine. La dose recommandée est de 12 mg par voie orale, puis 2 mg toutes les deux heures jusqu’à amélioration.
- Benzodiazépines (comme le diazépam) pour calmer l’agitation, les convulsions et réduire la température.
Les patients bien traités dans les 6 heures ont un taux de mortalité tombé à 0,5 %. Sans traitement, il pouvait atteindre 22 %. Le temps compte.
Les alternatives plus sûres
Si vous avez besoin d’un analgésique puissant et que vous prenez déjà un antidépresseur, le tramadol n’est pas la bonne option. Des alternatives existent :- Tapentadol : un autre analgésique qui agit comme le tramadol, mais sans effet sérotoninergique significatif. Une étude de 2023 a montré qu’il réduisait le risque de syndrome sérotoninergique de 63 % par rapport au tramadol.
- Acétaminophène : pour la douleur modérée, c’est souvent suffisant et sans interaction.
- Anti-inflammatoires non stéroïdiens (ibuprofène, naproxène) : si votre douleur est inflammatoire.
- Anticonvulsivants (gabapentine, pregabaline) : particulièrement utiles pour la douleur neuropathique.
La FDA et l’Agence européenne des médicaments ont déjà mis en garde contre l’usage du tramadol chez les patients atteints de troubles psychiatriques. En Europe, des restrictions de prescription pourraient être imposées d’ici 2025.
Le tramadol, utile mais à risque
Il ne faut pas jeter le tramadol. Pour certains patients - notamment ceux souffrant de douleurs neuropathiques comme la névralgie du trijumeau ou la neuropathie diabétique - il peut être efficace. Une méta-analyse de 2023 montre que 65 % des patients atteints de neuropathie diabétique ont vu leur douleur réduite de 40 à 50 % avec des doses ≤300 mg/jour, à condition qu’ils ne prennent aucun autre médicament sérotoninergique.Le problème, c’est que beaucoup de médecins ne le savent pas. Ou ils oublient de demander si le patient prend un antidépresseur. Un patient sur cinq qui prend du tramadol est aussi sous ISRS, selon les données de l’IQVIA. Et ce n’est pas toujours déclaré spontanément.
Que faire avant de prendre du tramadol ?
Si vous êtes prescrit(e) à du tramadol, posez-vous ces questions :- Prenez-vous un antidépresseur, un traitement contre la migraine ou un sirop contre la toux contenant du dextrométhorphane ?
- Avez-vous déjà eu des symptômes comme des sueurs inexpliquées, une agitation soudaine ou des contractions musculaires après avoir pris un nouveau médicament ?
- Êtes-vous âgé(e) de plus de 65 ans ?
- Avez-vous un antécédent de trouble bipolaire, d’anxiété ou de dépression ?
Si la réponse est oui à l’une de ces questions, parlez-en à votre médecin. Demandez une alternative. Ne laissez pas le tramadol être la première option par défaut.
La sécurité ne vient pas du fait que « c’est un opioïde doux ». Elle vient de comprendre que le tramadol n’est pas un opioïde comme les autres. Il est un mélange dangereux de deux effets - et il ne faut pas le traiter comme un simple analgésique.
Le tramadol peut-il causer un syndrome sérotoninergique même sans autre médicament ?
Oui. Contrairement aux autres opioïdes, le tramadol peut provoquer un syndrome sérotoninergique en monothérapie. Des cas documentés montrent des symptômes comme une fièvre élevée, une rigidité musculaire et une agitation après seulement deux comprimés de 50 mg, sans interaction avec d’autres substances. Ce risque est dû à son effet direct sur la recapture de la sérotonine, indépendamment de son action opioïde.
Quels sont les signes les plus fiables d’un syndrome sérotoninergique ?
Les signes les plus spécifiques sont le clonus (contractions musculaires involontaires), surtout au niveau des chevilles, associé à une transpiration excessive, une agitation ou une température supérieure à 38,5 °C. Le clonus spontané ou provoqué est le critère le plus fiable selon les critères de Hunter, utilisés dans les urgences. Les autres symptômes comme la fièvre ou l’agitation peuvent aussi être causés par d’autres maladies - mais le clonus, lui, est presque exclusif au syndrome sérotoninergique.
Puis-je reprendre le tramadol après un épisode de syndrome sérotoninergique ?
Non. Une fois que vous avez eu un syndrome sérotoninergique lié au tramadol, vous ne devez jamais le reprendre. Même une faible dose peut déclencher une récidive plus sévère. Ce n’est pas une question de tolérance ou de dose. C’est une réaction idiosyncrasique de votre corps. Votre médecin doit vous prescrire un autre analgésique, comme le tapentadol ou un traitement non opioïde.
Les antidépresseurs naturels comme la mélatonine ou la St. John’s Wort sont-ils sûrs avec le tramadol ?
Non. La St. John’s Wort (millepertuis) est un inhibiteur puissant de la recapture de la sérotonine - plus fort que certains ISRS. Même la mélatonine, bien que moins risquée, peut augmenter les effets sérotoninergiques dans certains cas. Aucun supplément qui agit sur la sérotonine ne doit être combiné au tramadol. Même les « remèdes naturels » peuvent être dangereux.
Le tramadol est-il interdit en France ?
Non, le tramadol n’est pas interdit en France, mais il est fortement restreint. Depuis 2014, il est classé en Schedule II (substances à risque élevé d’abus). Les prescriptions sont limitées à 30 jours, et les médecins doivent justifier son usage. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) recommande d’éviter le tramadol chez les patients déprimés ou sous ISRS. De nombreuses pharmacies refusent désormais de le délivrer sans une consultation spécifique.
Nadine Porter
novembre 21, 2025Je n'avais jamais réalisé à quel point le tramadol était un piège doux. Ce double mécanisme, c'est comme si on vous donnait un analgésique et un antidépresseur en un seul comprimé, sans vous demander si vous vouliez les deux. Et paf, vous vous retrouvez en soins intensifs parce que votre pharmacien n'a pas vérifié vos médicaments. C'est effrayant.